Entrer
dans l’histoire
Entrer dans l’histoire comme dans
cette nuit d’été, si claire encore, juste une parmi d’autres, de cet été là,
mais aussi de l’été d’après, et même d’un été prochain, quand elle rentrait (et
rentrerait !) à la maison, après avoir été se promener, adolescente, dans
le parc municipal, seule ou avec une amie, promenade habituelle et rituelle des
samedis et dimanches après-midi et soir. Promenade dite « sur la
falaise » - qui donnait la possibilité à chaque habitant, et surtout aux
jeunes, de voir quelqu’un sans rendez-vous, étant sûr qu’une fois sur place il pourrait
le voir sans faute, dans un des va-et-vient incessants, sur quelques centaines
de mètres, longueur du parc et donc de la falaise. Sa promenade de tous les
jours aussi, quand elle était en vacances.
Donc cet été-là, dans ce parc-là,
jouxtant la rive gauche du Danube, plutôt un de ses bras, tout près de
l’endroit où le fleuve se sépare en deux, avant de continuer sa route et la
finir dans la Mer Noire. Son retour à la maison, sous la pleine lune. Une fois
arrivée à la maison, elle voyait très clairement les fleurs blanches ouvertes
et fortement odorantes de reine-de-la-nuit. Fleurs en abondance dans leur
jardin, poussant toutes seules d’une année à l’autre. Toujours cette lumière
éblouissante qui l’attendait dans le jardin, même quand il n’y avait pas la
pleine lune, une même pellicule – sensible ! – une sorte de pellicule-ombre,
sur les fleurs et les feuilles…
Plus de lumière dans la chambre de
ses parents, couchés tôt, après leur journée de dur travail. A peine dix heures
du soir, mais pour eux très tard, et tard aussi pour elle, selon sa mère, qui
lui avait dit de ne pas rester plus tard que neuf heures, neuf heures et demie.
Elle devrait se sentir coupable d’être en retard, même si elle n’avait rien
fait de mal dans sa promenade, comme le craignait sa mère, crainte d’une mère
pour son adolescente en fleur, juste avoir prolongé le plaisir d’être dehors,
dans l’air plus frais auprès du fleuve, quand la canicule habituelle des étés
dans la plaine roumaine rendait les chambres, surtout pendant les nuits,
étouffantes.
Elle rentrait donc « en
retard », sans un motif réel – sauf l’inertie : celle de rester
encore, seule, ou avec son amie, à parler avec ou regarder les autres sur la
falaise. Elle rentrait dans sa chambre, soulagée que sa mère ne l’ait pas
attendue, réprobatrice, et espérant que son arrivée reste discrète. Mais non, à
chaque fois sa mère arrivait pour la gronder, lui faisant un vrai procès pour
un retard qui, dans son propre esprit, était innocent et inoffensif. La mère sentait
déjà la rebelle : celle qui enfreint une règle, s’affranchit de la sienne…
Tout ce souvenir tourne autour de la
lumière dans leur jardin, qui l’emplissait comme un liquide, dès qu’elle
arrivait devant la porte de fer, lourde, fermée à clé par ses parents, obligée
à sauter la grille.
Cette ombre-lumière et cette odeur
puissante, qui lui reviennent ce soir, en France, et qu’elle retrouve intactes
ou même amplifiées, grâce à cette chute dans le passé.
En creusant un peu cette entrée dans
l’histoire – où en est-elle depuis ? – elle se rend compte du statu quo : malgré les apparences,
malgré tous les évènements et les histoires de sa vie et celles de l’Histoire,
elle est toujours là, garde la même attitude : devant un interdit (celui
de sa mère, ceux des autres, de l’Etat roumain ou français, et surtout devant
celui du « mal écrire ») elle le franchit toujours. En même temps pas
assez d’énergie et d’insolence, ou d’initiative, pour faire, sinon quelque
chose de « mal », au moins quelque chose d’assez significatif, pour
justifier le retard de ses mots. L’entrée dans l’histoire n’est pas encore tuante.
Est-ce vrai ?