mercredi 16 janvier 2019

Un mystérieux matérialiste, Alain Wexler par Christian Degoutte



Sur le site Terre à ciel, un entretien d'Alain Wexler avec Christian Degoutte, au sujet du recueil "La tentation", paru aux éditions Henry.


                                                                La cuiller creuse la place des mots
                                                                Qu’une saveur passagère ne peut remplir
                                                                Trop de questions à la bouche attachées
                                                                Confondent la cuiller
                                                                Si évasive sur son commerce
                                                                Questions avalées avant d’être posées. 


Remarques préalables :

La tentation, éd Henry, est le dernier ouvrage paru d’Alain Wexler. C’est un livre dont chaque texte demanderait une lecture détaillée, analytique et critique. Tâche qui dépasse mes compétences. Questionner Alain Wexler m’a semblé plus facile. Voire ? Pour réaliser cet entretien écrit, la préface de Louis Dubost a été largement pillée.
*
Il n’y a pas de lecture légère possible, distraite, des poèmes d’Alain Wexler : une attention de tous les instants est requise. La même qu’exige un Agatha Christie ? Louis Dubost le note dans sa préface : le poème, chez Alain Wexler, est une aventure, le livre une série d’aventures…la narration est nerveuse, en mouvement et décalage permanents

D’où cette première question :
Fabriquer du suspens est-il un des moteurs de tes poèmes ? Cette part de mystère est-elle inhérente à tout poème ? Ou une volonté ? Pour résumer la question : quand tu écris (j’aurais envie de dire : compose) un poème quelle est ton intention mystérieuse ?



Quand Jean-Pierre Siméon dit que la poésie sauvera le monde, il a raison mais j’ignore si c’est pour les mêmes raisons que moi.
Au salon de la revue, le responsable d’un magazine sur le costume nous a rapporté des faits inouïs sur le comportement des hommes et des femmes actuellement. Pour 40% d’entre eux au moins, ils sont incapables d’éprouver des sentiments personnels, originaux les uns vis à vis des autres, tellement ils sont accaparés par les modèles et images du net ou du numérique.
S’ils vont au bout de leur désir, cela se résumera en termes de performances ou en évaluations machistes ou autres du partenaire ! Cela peut aller jusqu’à l’impossibilité d’entamer une relation amicale ou amoureuse. Seraient-ils devenus des robots, chez lesquels les fonctions sentiment et imagination ne peuvent exister ?
Est-ce un nouveau chapitre tiré de l’œuvre d’Orwell ? On pourrait rapprocher cela de l’aliénation subie par les esprits à cause du fanatisme religieux ou lié à des sectes. Ou plus simplement aux effets du pouvoir que des humains imposent à d’autres humains, simplement parce qu’ils sont plus forts qu’eux.

Nous avons besoin de nous réapproprier la langue, les mots par rapport à leurs référents et au réel en général. Cela pourrait être le fait d’une éducation démocratique qui aiguiserait le jugement et la connaissance indépendamment de toute référence économique. J’ai conscience d’avoir bénéficié de cette éducation.
Les modèles ultra-libéraux de société ont éradiqué ce projet. Le pire est à venir.
Lorsque j’ai vraiment commencé à écrire, j’étais hanté par Pascal pour son pari et Bachelard pour sa psychanalyse du réel. Si Pascal fait un pari, c’est qu’il est matérialiste. Le pari reste un choix.
L’idéalisme est l’arme absolue des dictatures. L’idée se substitue au réel. Exemple : au-dessus de Bestrée (port d’abri d’où l’on embarquait pour l’île de Sein, jusqu’à cet accident mortel qui fit grand bruit. Maintenant, on embarque sur le port d’Esquibien, commune d’Audierne), Bestrée près de la pointe du Raz, se trouve un portique gigantesque que la mer a taillé dans le granite mais pour le voir il faut être attentif à tous les détails du paysage.
9 personnes sur 10 ne l’ont jamais vu en passant sur ce sentier balisé ! Pourquoi ? Il n’est signalé dans aucun topoguide ou guide touristique, pas plus que sur la carte au 25 000ème. Si on leur dit qu’il existe, ils le verront peut-être, sinon néant !
Je suis agnostique, panthéiste. La perception des choses est ce qui nous rattache au monde, à la vie, à son enrichissement prodigieux, d’émotions en émotions. La poésie qui est moyen de connaissance en quelque sorte peut nous entraîner sur ces pistes-là. L’universelle analogie en est une. Différencier les angles ou points de vue en est une autre. Ceci nous ramène à Agatha Christie qui met en scène des enquêteurs au milieu d’un monde inextricable.
(Enfin nous y voilà ! l’auteur daigne répondre à la question !)

Le suspens en ce qui me concerne n’est pas voulu. Il s’installe naturellement d’une variation sur le thème à une autre. Plus prosaïquement à cause du changement d’angle ! Le travail sur l’unité du texte à terme peut brouiller les pistes initiales mais le texte a besoin d’unité pour être lisible. S’il reste de la complexité, ce n’est rien en regard de ce que nous ignorons du monde ! Ponge m’a ouvert les yeux sur le monde des choses. C’est son cartésianisme qui m’en a éloigné. Je serais plutôt dans les quanta, le Barzaz Breiz et autres pistes inventées pour la circonstance. Mon principal souci, c’est donner à voir ou imaginer à partir d’un sujet précis. L’intention mystérieuse est liée au choix du sujet, ce ne sont que des intuitions que j’éclaircirai à chaque nouveau développement, ce qui me ramène à cette notion de changement d’angle.

La fiction romanesque est une histoire avec des personnages, une trame d’événements imaginés ou reproduits à partir de faits réels. Le plus souvent le lecteur s’identifie aux héros de l’histoire. Le roman poème en principe non, je pense à Kazantzaki et à son roman phare Zorba. Piste sublime. Un exemple parmi d’autres !

L’énigme est-elle dans la lectrice, le lecteur ? Ou pour le dire plus brutalement : qu’attends-tu de ton lecteur ? Et, qu’est-ce que c’est (aujourd’hui) qu’être lecteur de poèmes ?
Ce qui frappe à la lecture de tes livres en entier, c’est une impression de variations, de creusement d’une idée fixe. Des résonances semblent courir tout au long de tes pages. Variations dans le sens musical du terme : un thème (une phrase, une mélodie, un accord) est tourné, retourné, travaillé X fois dans X directions. Ceci vaut pour un livre, mais saute d’un livre à l’autre. Variations, résonances ou différents états d’avancement d’un poème ? Tentatives d’épuisement d’un sujet ?


L’énigme est en nous et dans le lecteur. Le poème est forcément une énigme puisque création. Je ne sais pas ce que le lecteur sait déjà. Si par hasard il sait tout d’avance il va falloir l’intéresser par la construction elle-même, d’où ce côté variation sur un thème qui se trouve dans tous mes textes ou presque. C’est voulu. Bach, Scarlatti, Beethoven, Stravinski, Prokofiev, Ravel, Couperin, toutes ces musiques sont en moi. Thèmes, contrepoints. Si je n’ai pas réussi à obtenir ce que je cherche dans l’approche d’un objet ou d’un sujet j’essaie la redistribution d’éléments du texte grâce aux grilles suivantes : surface, espace, récifs, circulation / métamorphoses.
Récifs, c’est ce que l’on ne voit pas et qui résiste à la connaissance. D’où le titre de mon premier livre.

C’est quoi la fabrique Wexler ? Une usine ? Un atelier d’artisan ? C’est quoi tes processus de poète ? Tes process de fabrication (comme on dit en français moderne) ? Tes objectifs ? Tu peux nous faire visiter ta petite entreprise ? 

Peut-on visiter mon atelier ?

L’atelier, c’est cette machinerie que j’invente chaque fois parce que la méthode, à part l’idée de la variation sur un thème, n’est pas lisible. Pour moi, c’est un casse-tête, ce n’est pas reproductible. C’est ici qu’intervient l’intuition. Le choix du sujet est si difficile que je peux rester des mois sans rien produire. Je demande à des amis de me trouver un sujet, des sujets. Le Bouton par exemple. C’est un atelier volant. Tout ce que je peux voir autour de moi, une scène dans la rue, un tableau dans un musée etc. peut enrichir ma construction, comme pièce manquante. Le travail sur les grilles me fera encore avancer dans la connaissance du sujet. Plus j’avancerai, plus il sera évident que telle ou telle partie est inutile parce que redondante. Ce sera le stade du polissage. Cela peut durer des années !

Il n’y a pas de livres sans écriture, écrit Louis Dubost. Ceci semble un truisme, et pourtant… il y a quelque chose de « sérielle » dans l’œuvre de Wexler. On a affaire à une véritable combinatoire… un système langagier méthodiquement organisé et en même temps absolument ouvert aux possibilités infinies de l’invention poétique… logique et ludique

Tout ce que dit Louis Dubost est juste.
Tu as cité La Cuiller, voilà un texte exemplaire qui commence à l’antique en évoquant d’indomptables héros !
Je prends de la distance par rapport au sujet ce qui peut être vu comme la dichotomie entre le mot et son référent. Je reste au plus près de l’usage de la langue, ce qui ouvre ici des perspectives vertigineuses comme « la cuiller creuse la place des mots ». Sinon « fais-le avec les doigts … » Ou rapport étroit entre la langue et le travail des mains. Malheureusement ou heureusement pas de recette. C’est spécifique au sujet.

De prime abord ton œuvre donnait, jusqu’à présent, l’impression d’un matérialisme à la Francis Ponge (je super-simplifie) : les sujets apparents en étaient la pomme, l’escargot, l’échelle, etc. Ou tiens ! Un sujet agaçant : La guêpe. Pour sentir la différence voici La guêpe chez Ponge « Hyménoptère au vol félin, souple…elle semble vivre dans un état de crise continue…  » (voir La Rage de l’expression) ; et voici La guêpe dans « ta » Tentation « La guêpe est douce et amère dans la bouche. / Ah, le goût de la guêpe dans la bouche !... ». Peux-tu (encore une fois, pardon !) nous dire quel est ton rapport à Ponge ? Peux-tu nous expliquer le glissement, apparu dans ton dernier livre, vers des sujets immatériels : la tentation, l’ombre, la voix…des thèmes plus casse-gueule, plus poétiques en quelque sorte ? 

Tu as remarqué ce glissement vers des sujets plus impossibles les uns que les autres, parce qu’ils sont en rapport avec la bible, des tabous, la place de la femme dans la société. C’est vrai, ils sont tous la rançon d’un échec. Sujets abandonnés depuis des années et repris récemment, par défi.
Le serpent est le sujet majeur. La femme est au centre de plusieurs textes : Les toits, La tentation, Le bouton, La pomme, L’oiseau et La guêpe. Cette dernière est plutôt une fable bien que l’approche du sujet passe par l’implication du langage commun : taille de guêpe, pas folle la guêpe etc. Pourtant c’est sûrement le texte le plus tragique du livre ex aequo avec Le serpent. Réflexion sur la vie et la mort. Ponge est loin de tout ça. Les cent lycéens devant lesquels je me suis exprimé au Touquet m’ont demandé de lire la Guêpe en fin de séance.

Ponge m’a ouvert les yeux sur le trésor des choses, celles auxquelles on ne fait pas attention. Cela s’arrête là. Ponge dit, lorsqu’on tombe, que l’on s’accroche à la première chose venue. Ceci est une tranche de vie pas de la création. Dans cette dernière, je ne m’accroche à rien, je me laisse entraîner, passe à travers le miroir ! Mes rapports sont bien plus étroits avec Guillevic, Follain ou Eluard. (Celui des années vingt). Tous trois sont au cœur de la réflexion sur le rapport entre le langage et le réel. Je m’inscris dans cette démarche.

Pour continuer le même questionnement : Le poème (pour Wexler) n’est pas l’épanchement intime d’un sujet narcissique, c’est le produit de la fabrique du langage (pas autre chose). Comme s’il y avait un distingo possible (nécessaire) entre poésie et écriture. Y a-t-il opposition entre écriture et poésie ? 

Nous en arrivons de ce fait au « Poétique ». C’est un nom pas un adjectif. Celui-ci est l’arme de guerre des médias qui en l’utilisant de plus en plus semblent avoir juré la mort de la poésie. Quelque chose de poétique, ce serait une référence à quelque chose qui existe déjà or la poésie est création en grec. Le poétique, c’est une combinatoire entre l’émotion, la conscience de la cause de cette émotion et le langage qui va permettre de l’exprimer.
La réalisation peut être musicale, picturale ou écriture. A ce sujet, il est indispensable de lire ou de relire Oreiller d’herbes de Söseki mort en 1916. Il met en scène le créateur avec son sujet. C’est un travail d’une précision vertigineuse. Cela ressemble à l’élaboration d’un film. Tout ce qu’il en dit peut être considéré comme un poème en gestation. Je viens juste de le découvrir !
En ce qui me concerne, il ne peut pas y avoir d’opposition entre l’écriture et la poésie. C’est ce que je n’ai cessé de développer depuis le début. Ecriture peut être restrictif. La poésie a d’abord été orale. C’est ce qui la met au premier plan dans la fabrication de la langue. Je rumine des phrases avant de les porter sur le papier.

J’ai souri en découvrant que La Tentation s’ouvrait sur une citation d’Armand Robin tirée de Ma vie sans moi. J’ai repensé à ce que m’avait dit Claude Seyve jadis : Wexler croit qu’il écrit des poèmes matérialistes, en vérité il se met tout nu dans ses poèmes. Ma vie sans moi, c’est une déclaration d’intention ? 

J’ignorais cette phrase de Claude Seyve. Elle me ravit ! Que rêver de mieux que quelqu’un se mette tout nu dans mes poèmes ! La citation d’Armand Robin est une idée de Jean le Boël. Je suppose que ce dernier est allé très loin dans la lecture de La tentation.

Le but d’une œuvre n’est-il pas toujours
La disparition de son sujet ?
écris-tu.
Alors, feras-tu un jour le portrait wexlerien de cet animal de poète ? Cette chose est-elle animale, ou juste une tentation comme une autre ?


Le dernier texte du livre : Le vêtement ou l’attente a pour but justement de nous mettre à nu. Nos vêtements sont cousus de mots.

Peux-tu finir ce bout d’entretien par un inédit (un truc en cours) ? Merci. 

Un de mes derniers chantiers

La pelle

La pelle épluche
Couche après couche
Ce que le temps
Laisse sur place
Vent de sable discret.

Le maçon balance
Avec deux plateaux chargés
L’un de sable
Et l’autre de ciment
Qui fige le temps.

La pelle balance et pèse
Comme le poids de l’horloge
Mesure la chute.

La pelle jette son fardeau,
Sablier impossible à tenir.
Un marcheur immobile
Bien qu’il oscille sur place
Enfouit de l’ombre.

Cette forme humaine
Penchée sur sa pelle
Le sait au fond d’elle-même
Qu’elle creuse un trou
Qui va l’aspirer,
Le sait au fond d’elle-même
Et s’appuie sur sa pelle
Comme sur un bâton,
Marcheur immobile
Bien qu’il oscille sur place,
Balancier attiré vers le fond.

L’homme qui pèse sur sa pelle,
Soupèse et verse,
Sera plus juste
Que la balance.

Impitoyable, celle-ci
Jamais ne verse ;
Pèse toujours.

Creuse est la terre
Et pleine,
La pelle.

L’homme à la balance
Pèse l’homme à la pelle.

Alain Wexler

Entretien mené par Christian Degoutte

https://www.terreaciel.net/

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