lundi 2 juin 2014

L'univers de... Marilyse Leroux

J’ai huit ans. J’aime dire que j’ai huit ans. Même si ce n’est pas toujours vrai. Cette fois, ce serait plutôt onze. Lui a le double si je vérifie les dates. J’ai déjà commencé à dessiner et à peindre avec trois fois rien. Une façon d’approcher ce que j’ai vu, ce que d’autres ont vu, ou pas encore.

Les couleurs, je les ai dans les yeux depuis toujours, entre côte et campagne. Courir les prairies et les haies d’aubépines fut au départ ma seule passion. Jusqu’au jour où des mots magiques me tombent dans l’oreille, ceux d’Alfred de Musset, la lune, blonde, comme un point sur un i, ceux de Victor Hugo, nuages noirs, dont le biniou hurle sur la lande.

Mots et couleurs scellent leur pacte sur un cahier d’écolier : terre de Sienne, ocre brun, rouge carmin, rouge vermillon, bleu cobalt, bleu outremer… Cette magie, mêlée de terre et d’eau, est la mienne. Sous la casquette amarante de René Char, le soleil vert de Saint-John Perse, devant les nus bleus de Matisse ou l’âne rouge de Chagall, depuis, j’ai appris d’autres nuances, d’autres alliances, mais le saisissement reste le même.

On me dit que j’écris comme on peint, par touches successives. J’enlève peu, il est vrai, j’ajoute à petites pattes jusqu’au point d’équilibre.

J’ai onze ans donc, puisque chez mes parents il n’y a aucun livre. En tout cas aucun de ceux-là. Le monde entier tient dans la bibliothèque de la grande ville, je sais quel rayonnage m’attend.

Le livre vient de s’ouvrir à la même page sur mes genoux : il est là, aussi fort, qui m’éclate au visage. Je suis avec lui, contre lui, il n’y a plus de fenêtre, l’air l’a effacée.

Dans l’effusion des couleurs, est-ce le bleu ou le blanc qui m’a prise ? Ou la révélation de l’un par l’autre ?

C’est la même efflorescence, les mêmes noces au-dessus de ma tête. Il se tient là, bien droit, sûr de lui-même et de son allégresse. Présent. Puissant. Sa jubilation n’a pas d’âge sur le ciel ébloui.

Je ferme les yeux. Qu’y a-t-il de changé aujourd’hui ? Quel écart au fond de moi ?

Je m’allonge à nouveau dans l’herbe-soleil. Je m’auréole de bleu, de blanc, sous la nuée, je laisse le rouge picoter mes mains, l’ocre m’enluminer les pieds. Jaune, mauve, rose, vert… je ne sais quel accord me parle le plus tant les nuances exultent leurs différences. Leur commune singularité. Elles se touchent à peine, chacune résonnant de l’appel de l’autre.

Équilibre parfait de la grâce qui se donne sans compter.

Il y a du noir aussi dans cette grâce, un noir qui connaît la légèreté, qui la porte où il faut. Entre ciel et terre.

Entre lui et moi.

Un souffle peut suffire à exalter l’espace, je le sais, je l’ai toujours su. Je respire, je le respire, sa corolle gonfle mes poumons. Et m’élève où je dois aller. A la source de l’histoire.

D’un bond, mon amour a sauté sur la première branche. Un amour surgi de l’innocence heureuse. Une évidence du seuil.

Cette explosion de vie, était-ce lui ? Était-ce moi ?

Si parfaits. Ensemble.

Je me revois, fillette éperdue devant ses tubes de couleurs, le pinceau surpris d’être là. J’ai retenu la magie de l’arbre sur mon ciel de papier. Celle des yeux aussi qui m’ont fascinée : « Chaque printemps, il me force à le peindre », disait-il. Ses mots résonnent en moi comme autant de points blancs.

Je ferme l’album. Le dernier Amandier en fleurs de Pierre Bonnard, l’arbre bleu comme je l’appelle, rayonne de toutes ses fibres. Vivant à jamais. Fidèle et changeant. Comme le premier âge. 



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