préface par
alain wexler
Temps terrible et délicieux
Muriel Carrupt dit : «...Son sexe blanc me surprend, je ne savais pas que le temps était
blanc...» Le désir compte le temps. Blanc, parce que la page à venir est
blanche et que celle que l’on a tournée s’est effacée. C’est le côté obscène du
temps compté de la naissance à la mort. Ventre de vie qui contiendrait le
monde. Le temps, c’est un ventre et un cerveau. Andréa Taos dit qu’elle est née
du ventre d’un homme et du cerveau d’une femme. Terrible paradoxe du pouvoir
qui échappe à la femme qui créa le monde ! Mais le temps n’existe pas. Nous
l’inventons : un rythme, une danse à suivre absolument. Araignée enchaînée à
son œuvre. Sa toile, un calendrier où l’on inscrirait le nom des morts. Pas que
cela. Qui suis-je, qui étais-je ? Qu’il est dur de se perdre dans le temps, sa
poussière, ses toiles d’araignées qui collent aux cheveux et aux yeux. Ne
serait-il pas un simple effet de notre imagination ? Rien ne ressemble à ce que
nous croyons avoir retenu. Il y eut des mariages, des photographies, du bruit,
des disputes et la jeunesse du jour
sauva les meubles. Je lis encore : Le
ciel mène d’hier à demain. Je réponds : lieu du vent et du grand
effacement.
En fait le
temps n’existe pas, il n’est qu’espace, que l’on s’épuise à parcourir et à
compter. Je n’oublierai jamais cette séquence du film de Fellini : Roma, où au
cours de la construction du métro apparaissent de magnifiques fresques romaines
dans une maison éventrée par les travaux. Cela ne dure que quelques secondes.
Elles se voilent soudain et tombent en poussière. Un métro qui remonte le temps
et se perd dans une poussière d’images ! Christophe Petit pousse la main vers une fleur oubliée dans du béton rouillé.
La danse, c’est
le temps, Françoise Siri met en scène une femme qui a perdu sa danse, ses
danseurs et qui réchauffe sa joue contre le parquet de la salle vide. La danse
rythme le temps comme les battements du cœur.
Le ventre c’est le temps. Barbara Le
Moëne écrit : «...ses mains
s’accrochaient à la rondeur d’un bol où ses lèvres touchaient au bord évasé du
monde.» Le temps, c’est la vie !
Andréa taos
Naissance
Je suis née du ventre d’un homme
Et du cerveau d’une femme –
Abdomen plat de la reine-mère,
Dernière à porter le nom, je suis née,
Au dernier acte d’une tragédie,
Quand moustiques et araignées, l’œil
oblique,
Se provoquent mortellement sur les murs.
Le déclin des jardins m’a faite
Orpheline. Il a fallu des bûchers,
En nombre assez, pour réunir
Les anciens et les abeilles ouvrières
Autour de mon premier et tardif cri.
Je suis née de la contraction
De l’amour autant que de la rigueur,
Juste après midi, à l’heure terrible
Où se déchirent les livres tombés des
mains,
Et se romp l’essaim qui veillait.
Les branches sont repliées
de l’éventail noir
cassé
Nonne qui ne s’agenouillera plus
Toile morte
d’une araignée entrelacée à son œuvre
A dormir, l’éventail met autant de
passion qu’à figurer
Rodolphe houllé
Unde t’ai dus ?
Prieten, prieten,
une table,
les verres de vin,
les mots que nous ne disons pas
Il fait froid pour venir chez toi,
nous marchons très longtemps sur les
nuages,
Bucarest est aimée
Nous trinquons et disons ‘Noroc !’
nous disons ‘Ce nou ?’ – peinte la mer,
nous l’avons presque rêvée ainsi,
éteinte par le silence
Peints le buisson rouge et la neige,
la pierre et la falaise bleue,
peints la grève et le temps
Peint, toi,
apparu dans l’écorce, par cette main
qui pour l’offrir a refermé la toile sur
ton visage –
et nous restons, encore un peu,
Bucarest est aimée,
tu te soucies de nous, ici nous sommes
bien,
nous reviendrons, nous marcherons
longtemps sur les nuages, il y aura trois verres de vin posés sur une table de
noyer,
nous dirons ‘Ce nou ?’
Françoise Siri
Rue Darius Moreno
Tout d’un coup, elle reconnaît la rue.
Elle ne peut résister et pousse la porte. Le rai de lumière d’une lucarne
éclaire faiblement la salle. Elle entre. Avançant dans la pénombre, elle claque
les doigts sur le tempo, écoutant l’orchestre invisible qui ne joue que pour
elle. Elle retire ses chaussures, se poste devant le miroir qui recouvre le
mur, saisit la barre et se hisse sur les pointes, avant de redescendre, très
lentement. Elle lâche la barre, s’assoit au sol, écarte les cuisses, dessine
une arabesque avec ses jambes qui caressent le parquet. C’est un parquet ancien
à points de Hongrie : les lames sont croisées. Il en a tellement vu, ce
parquet. Il est l’ami, le grenier des souvenirs, du travail engrangé. Il est
patiné de la sueur des danseurs. Et plus la patine se forge, plus la glisse est
juste. Il ne faut pas glisser trop : ce n’est pas un parquet de salsa. Mais il
faut glisser assez pour pivoter. Un juste équilibre qui exclut les parquets
neufs et mal cirés.
Il est vivant,
le parquet, et il est chaud. C’est tout ce qu’il reste de vivant de sa vie.
Elle y plonge le regard et cherche dans les lames les reflets fantomatiques du
passé. Sa main longe les interstices. Il a été blessé à deux endroits, que
connaissaient parfaitement tous les danseurs : il ne fallait pas que leurs
partenaires y coincent un talon.
Le parquet lui
rappelle aussi des souvenirs d’enfant. Quand elle marchait pieds nus dans la
maison, une épine se fichait toujours dans la plante d’un pied. Elle sautait
alors à cloche-pied jusqu’au fauteuil où lisait tranquillement sa grand-mère,
qui, armée d’une pince à épiler, réussissait toujours à extraire l’écharde. Le
parquet de tango ne blesse pas. Elle y avait dansé sans crainte, dans des
chaussettes épaisses et bouclées, pour se muscler et fortifier son équilibre.
Puis elle acheta sa première paire de chaussures. Un magasin sous un porche,
dans le XXème arrondissement, où toute la ville accourait. La
boutique n’était ouverte qu’une heure par jour. Elle y avait fait un premier
achat très sage : des talons de quatre centimètres. Plus tard, son professeur
de tango lui offrit une paire de chaussures aux talons de huit centimètres, et
enfin elle acheta celles que toutes portaient et qui rehaussaient les jambes de
douze centimètres. La première paire était noire, les suivantes rouges.
Elle regarda
ses jambes. Ces jambes qui, tous les lundi soir, s’engouffraient dans la bouche
de métro, peu avant minuit. Le monde vivait à l’heure argentine et la nuit
commençait tard. On pouvait venir au bal plus tôt, mais on était seul. Toutes
ces soirées passées à guetter l’horloge, se maquiller à l’heure où les autres
s’endorment, essayer les jupes fluides sur le pantalon – la mode de la capitale
–, glisser les chaussures dans le sac, rectifier une dernière fois le rouge à
lèvres, et se rendre dans la salle de bal. Au même instant, quartier
République, les salles obscures se poudrent de talc, affichent les portraits de
Gardel et San Pugliese, disposent les chaises en rond autour de la piste, comme
un décolleté. Elles attendent les danseurs. On pousse la porte du café, on
entend d’abord le bruit du percolateur, on longe le bar, on commande un cognac
– spécialité du lieu –, on entre enfin dans l’arrière-salle. On reconnaît la
musique de Carlos di Sarli, propice à l’ouverture du bal, avec son rythme
légèrement en deçà des battements du cœur. On dit bonjour de la tête à ceux
qu’on connaît, on s’assoit sur une banquette. On fume une cigarette. On écoute
la musique, les yeux mi clos. On repasse dans sa tête les moments de la
journée, les choses à faire. Puis le bal commence et on oublie tout. Le bal est
différent chaque soir. On sent les bals électriques et nerveux qui ne donneront
que des mouvements désordonnés, les bals calmes qui vont tranquillement monter
en puissance, les bals lunatiques qui ne trouvent pas leur rythme mais se
métamorphosent parfois, par enchantement, dans la demi-heure finale. Si le D.J.
connaît son métier, il soutient, compense, guide, initie.
Ses amis lui
reprochent de ne plus avoir le temps de sortir au cinéma ni de les voir. Elle a
encore à l’oreille la dernière réprimande : «qu’est-ce que tu cherches ?» C’est
une bonne question. Un mirage ? Une sensation de justesse et d’équilibre un
jour enfin trouvée ? Un instant de grâce sitôt aperçu, sitôt disparu ? Une
dilatation du temps comme en connaissent parfois les danseurs, quand le moment
présent devient infini ?
On peut bien
danser avec un partenaire un soir, et très mal le lendemain, avec le même. Les
connexions sont fragiles. La danse est perméable au moindre stress. Des
éphémères sensations remplissent la vie des danseurs. Et l’attente qu’on en a
est si forte qu’on en perdra le sommeil. Une brillante avocate a perdu son
travail à cause du bal. Elle est là, ce soir, une jolie brune qui guette les silhouettes
des danseurs. La danse est un monde de silhouettes. La silhouette apparaît en
premier : la ligne, dans toute sa beauté, comme une forme surgit du tableau.
Elle ne connaissait pas sa silhouette, avant de danser, pas plus qu’elle ne
percevait celle des autres. Elle pensait présence et corps, masse. Maintenant,
elle reconnaît les lignes, comme celles qu’elle choisit de dessiner quand elle
danse. Les notes s’égrènent dans l’atmosphère enfumée et moite de la milonga
remplie de silhouettes. Le bal prend fin : le café doit fermer selon des
horaires réglementés ; les danseurs rentrent chez eux, jusqu’au lendemain.
«Ce n’est pas
la vraie vie !» avait prévenu son entourage. Mais qu’est-ce que la vraie vie ?
«Tu vas tomber malade !» Elle n’était pas tombée malade, du moins pas d’une
maladie répertoriée. Mais elle avait perdu sa danse. Sans comprendre ce qui se
passait. Son corps, qui avait toujours été souple, était devenu engourdi. Il ne
répondait plus au guidage. Il était devenu précipité, angoissé, tremblant. Et
elle avait perdu tous ses danseurs. Il ne lui restait que cette salle vide où
elle s’était si longtemps entraînée. Elle réchauffa sa joue sur la lame du
parquet.
barbara le moëne
La
pluie tombe
La pluie tombe
et doucement raconte à la vitre
rien que le bruit du temps
et parfois l’aventure
vide
dérisoire
d’un passant solitaire
qu’on devine
au son de ses pas
sur la chaussée mouillée
et qui résonne
longtemps
à nos temples perdus
Rondeur
d’un bol
La nuit ce matin-là
n’eut pas envie de le quitter
elle s’attardait près de l’homme
à la table du petit déjeuner
où ses mains s’accrochaient
à la rondeur d’un bol
où ses lèvres touchaient
au bord évasé du monde
MURIEL CARRUPT
Douleur de sable devient fleur innommable
Son sexe blanc
Me surprend
Je ne savais pas que le temps était
Blanc
*
Tu dis que les vieux ont été transformés
en nains par la vieille dame
Tu dis que ta meilleure copine n’est pas
revenue de l’hôpital
Tu dis que tu as tué le lièvre qui
voulait bouffer tous les lapins
Et tu ris
Tu dis que tu ne te rappelles plus ce que
tu as dit
Tu dis petite forêt, grande forêt-Noire
Tu dis que l’homme est tout rouge
et qu’il ne peut pas passer la porte
Tu dis épine ronces cauchemar
Tu dis peur serpent loup
Tu dis qu’il faut bien rire avant de
partir
Que tes histoires sont comme toi
Elles ne tiennent pas debout
Jean-Christophe Petit
Une blessure écarlate s’épanouit de blanc
L
|
a main découvrit
Une fleur imaginaire
Oubliée par les décennies
Dans le mur de béton rouillé
Sans douter
L’invention du trésor se partagea
Equitable entre le chercheur
Et sa liberté aliénée
Le premier avait épuisé jusqu’à ces lieux sa pauvreté
Il dépensa la fortune sienne
Loin en fastes de fugue
La seconde prit le temps
De réfléchir le bien offert
Et le fit éclore
Un pétale acéré
Caressa la muraille
Qui se fendit
Libérant un foyer de lueur
Un nénuphar flottait
Au bassin garance
Épanché dessus le sol de la cellule.
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